textes


Publication 2009 in "Partir, migrer: L'éloge du détour" - ouvrage collectif Collection Transculturelle Ed. La Pensée Sauvage http://www.transculturel.eu/Partir-migrer-L-eloge-du-detour_a172.html

CARNET DE VOYAGE EN EGYPTE

La traversée des expériences
- Septembre 2007 -
Laurence Petit-Jouvet


Une fois encore le continent africain m’avait appelée. Alors, j’avais trouvé un billet d’avion à bas prix pour Le Caire et j’étais partie avec comme premières intentions, d’aller explorer une autre vie dans un autre monde, me fondre dans le paysage et me laisser porter par ce qui arriverait... Je disais à qui voulait bien l’entendre, que je voulais devenir une femme égyptienne qui fait son marché et sa cuisine. Mais était-ce la peur qui me réveillait la nuit à l’idée de me retrouver seule dans cette grande ville inconnue : j’ai préparé ce voyage comme aucun autre. J’ai constitué un carnet d’adresses avant de partir, en cherchant dans beaucoup de directions toutes les occasions possibles d’entrer en contact avec la "vraie vie". En chemin, j’ai trouvé une petite mission spéciale qui s’avéra être une clef formidable pour m’ouvrir les portes de la ville. Il s’agissait d’apporter à 10 artistes du Caire, le DVD de leur portrait filmé six mois plus tôt par un ami cinéaste. En plus de tous mes rendez-vous disséminés aux quatre coins de la ville, j’ai aussi beaucoup aimé m’y perdre, marchant souvent jusqu’à l’épuisement. La chance -- à laquelle je crois à moitié -- m’a ensuite accompagnée, elle m’a nourrie, fortifiée, réconciliée avec moi-même.


Le Caire


Lorsque j’arrive de Paris à 4 heures du matin sur le pont de la péniche où j’allais vivre, j’ai compris que le Nil et ce pont en centre-ville allaient irriguer mon voyage. Des bateaux, éclairés de milles petites ampoules colorées, musique à tue-tête, y passaient encore à cette heure matinale. Et puis, plus tard, le courant du fleuve a charrié encore bien d’autres choses poétiques qui participaient pour moi à la magie du lieu : un bouquet de fleurs rouges… un gigantesque tronc d’arbre qui avait traversé quels paysages?… des centaines de coquilles d’oeuf et leurs plateaux qui flottaient à vive allure pour rejoindre la mer… un oiseau posé sur une branche qui semblait tenir debout sur l’eau en se laissant fièrement glisser… des barques avec homme, femme et enfant qui pêchaient en silence tôt le matin sous ma balustrade… une grande fête débridée, probablement homosexuelle, comptant une cinquantaine d’hommes et aucune femme… ou encore, ce couple d’amoureux installé à la proue d’un bateau, la femme couverte de noir jusqu’au yeux, le voile au vent, étreinte par son amant… Ce fleuve, si vital pour l’Egypte, aussi territoire de liberté…



Une alliance au doigt (moi qui ne suis pas mariée) et un foulard (noir) sur la tête pour me rapprocher des femmes et aussi me protéger du soleil, j'ai été autant que possible dans tous les recoins, avec cette liberté intérieure, si bonne à éprouver en voyage, qui me permet d’être ouverte à toutes les rencontres, au fin fond d'une bibliothèque publique ou d'une ruelle, dans un grand magasin presque vide et poussiéreux, à un mariage dans "mon" quartier pauvre d'Imbaba ... et d'y trouver toujours matière à vivre, à partager... quelques mots en arabe ou en anglais, la langue des signes et beaucoup de sourires. Malgré ses premiers abords qui peuvent être rebutants (la chaleur, l’humidité, le traffic, la pollution…), Le Caire est une ville qui s'offre à vous. J’y trouvais sur ma route en permanence des choses à faire qui me plaisaient, me surprenaient. Le Caire m'a rappelé un peu New York pour ses capacités d'accélération et son énergie. Je faisais comme j'aime, la course avec la ville. "Vous pouvez être là dans combien de temps? Et bien à tout de suite alors!"

Très vite, je me suis sentie comme un poisson dans l'eau dans cette mégalopole où je ne comprenais pourtant ni les lettres ni les chiffres. Je parvenais à trouver mon chemin avec une étonnante facilité. Eviter les taxis en prenant les transports de tout le monde était mon jeu préféré. Je criais aux chauffeurs le nom de ma destination (en général pour moi quasi imprononçable), et là surprise! ça finissait toujours par marcher : il y en avait un qui me faisait signe de monter et qui m’emmenait où je voulais. A l’intérieur du bus, c’était toujours intéressant. Les voyageurs étaient d’abord étonnés, je lisais dans leur regard “Qui est cette femme?”. Le foulard qui ne cachait pas tous mes cheveux créait de la complexité, je devais être à leurs yeux une étrangère musulmane. Mais très vite une complicité nous reliait. Oui, nous étions sans doute là pour des raisons différentes, coincés dans cet embouteillage enfumé par les pots d’échappement, mais nous étions là ensemble à vivre le moment présent.

Lorsque j’ai visité Saqqarah, la nécropole antique à quelques 30 kilomètres du Caire, ma vraie chance a été de rencontrer au bout du bout des transports en commun, un jeune chauffeur de taxi qui n’était jamais allé à Saqqarah. Ainsi j’ai évité les discours bien huilés, mille fois répétés, des guides et nous avons pu traverser ensemble l’expérience singulière de cette petite expédition. A l’entrée du site, des soldats perplexes nous barrent la route. Me voir seule avec ce taxi de ville a l’air de les désemparer. A cours de questions inutiles, ils nous laissent finalement passer et nous poursuivons notre route en riant. Là nous découvrons des pyramides, des temples, des tombeaux…. encore en train d’être fouillés, encore en train de livrer leurs secrets, disséminés dans un vaste désert de sable, souvent sans panneau d’indication. Quasiment personne à l’horizon et rien de prévu pour les visites en solitaires comme la nôtre. Nous allons donc nous perdre, nous retrouver, avoir soif, avoir chaud… Combien fait-il ? Je n’ai pas de thermomètre. Mais quand au bout du chemin je me retrouve en tête à tête avec ce que nous ont laissé les êtres humains des temps pharaoniques, je suis profondément touchée.



Bien que vivant non loin de ces trésors, le jeune chauffeur n’était jamais venu les voir et encore là, il préfère attendre dans la voiture plutôt que de me suivre. Sauf une fois. Sans doute intrigué lorsqu’il me voyait partir à pied dans le sable brûlant, couverte de mon foulard sous le soleil de plomb, il vient me rejoindre au fond d’un puits où se dressent des statues esseulées. Alors lui comme moi, nous sommes pris par le mystère du lieu, troublés l’un et l’autre par l’étrangeté de ce qui nous arrive.



Sur le retour, il refuse que je lui achète comme pour moi, une bouteille d’eau. Mais pourquoi? Quand j’insiste, il accepte, visiblement touché. Et il boit vite, très assoiffé. Plus tard sur la route, il arrête son taxi et me présente sa mère, une vieille belle dame à qui il ressemble énormément. Nous nous serrons longuement la main. Le jeune chauffeur est content, moi aussi. Je crois que nous sommes tous les trois émus de sentir franchie une barrière invisible.

Pendant plusieurs jours, j’ai cherché à acheter une robe comme les portent ici les femmes - longues, noires et à manches longues. Je suis allée de magasin en magasin à toucher les étoffes. Impossible! Je n’ai trouvé que des matières lourdes et chaudes comme je pourrais en porter à Paris en plein hiver. Un mystère. Les femmes voilées sont donc, dans cette chaleur accablante, non seulement couvertes de la tête aux pieds jusqu’aux mains, mais elles portent d’épais tissus, comment font-elles? Moi qui suis en nage dans mes robes de coton! Quelle vie mènent ces femmes qui m’entourent? Ce qui me frappe surtout, c’est la disparition des signes singuliers sous ces montagnes de drap. A côté je regarde les hommes, si différents les uns des autres, qui se déplacent facilement dans leurs vêtements d’été. Que veulent ces femmes, vraiment? Souffrent-elles? Moi, je souffre de les voir.

Dans ma chambre, c’est l’étuve. Que suis-je venue chercher ici? Pourquoi ce voyage? Pour m’éprouver? Me trouver? M’oublier? Soudain tout le désir retombe. Avais-je espéré échapper à mes entraves, mes frustrations? … Je retourne sur le pont du bateau où la brise et la vue magique m’apaisent. Et puis bon, où aller maintenant? A nouveau l’appétit de sortir, à nouveau le courage de retourner dans la fournaise de la ville. Le voyage, si puissant, me détourne de moi-même, me happe, m’emporte.

Les automobilistes sont des musiciens qui jouent du klaxon pour un oui pour un rien. L’énervement général est pourtant sans mauvaise humeur comme il le serait à Paris. Mais pour traverser la route, il faut risquer sa vie… Ou bien, attendre comme je choisis de le faire, parfois pendant un temps interminable, un tout petit trou dans le flot de la circulation ininterrompue faute de feux. La mort semble n’être jamais loin. Corps humains et carcasses métalliques lancées à grande vitesse ne cessent de se jeter des défis. Plusieurs chauffeurs de taxi m’ont donné des peurs bleues. Et j’ai du lâcher ce qui pour moi était définitivement ancré, ma peur maladive de la voiture causée par un traumatisme ancien. Je me souviens d’un chauffeur en particulier, dans son taxi déglingué, qui a chanté des sourates du Coran à gorge déployée pendant notre long trajet (plusieurs faces de sa cassette usée y sont passées) en prenant des risques absolument démesurés. Inch'Allah / si Dieu le veut nous arriverons...

Une fois, comme je le redoutais, le pire arriva. Difficile à cette heure tardive de la nuit, de trouver un taxi qui veuille bien m’emmener jusqu’à Imbaba, situé à l’autre bout de la ville. Finalement un chauffeur accepte. Soudain un choc, le bruit mat d’un corps sur la carrosserie. Je crois voir le temps d’une fraction de seconde un enfant passer sous nos roues. Je crie. “Arrêtez vous! Nous avons heurté un enfant!”. Je surprends le visage de l’homme catastrophé qui se dit ‘ça y est, j’ai tué un enfant’. Mais très vite son regard se transforme et lorsqu’il tourne la tête vers moi, il prend un air rassurant. “Non non, nous l’avons juste touché un peu” et il continue sa route. Je me retourne. Les voitures derrière nous continuent de rouler. Ai-je rêvé? Mon coeur bat. Je refuse de parler. Le lendemain mon amie me confiera qu’en cas d’accident, si le chauffeur s’était arrêté, il aurait sans doute été emprisonné. Ai-je rêvé? Je ne le saurai jamais.

Un autre jour j’ai visité la Cité des Morts. Visiter. Comment “visiter” un bidonville où les vivants, poussés par la misère et le manque criant de logements, sont obligés de squatter le cimetière et de vivre parmi les morts? Cet immense quartier fonctionne, avec des rues, des transports en commun, un camion qui distribue des bouteilles de gaz, des enfants pieds nus qui jouent par terre à côté des tombes, des poules qui picorent, du linge qui sèche, un jeune homme qui part au travail quelques papiers sous le bras, une petite échoppe qui sert du thé et du café… Seules une marchande de fleurs coupées et une tombe en train d’être creusée rappellent que nous sommes dans un cimetière en activité.

J’ai le numéro de téléphone d’un médecin qui tente de faire reculer l’excision dont le chiffre fourni par l’OMS s’élève en Egypte à 75%. Il vient me chercher un matin pour m’emmener sur son lieu de travail. Quand je l’invite sur le pont de mon bateau, il est fasciné, jamais il n’avait assisté à un tel spectacle dans sa ville natale. Je comprendrai plus tard son choc lorsque nous serons dans son monde. Nous partons à travers les quartiers pauvres de la ville, sur la route il me raconte sa vie. Il a étudié la médecine en France et a choisi comme spécialité l’alcoologie. Je lui dis en riant qu’il ne doit pas y avoir beaucoup d’alcooliques en Egypte. Il me répond “Détrompez vous, au contraire! Sachez que sous ces voiles que vous voyez partout, il y a de tout comme partout, l’alcoolisme, l’adultère, la prostitution...” Puis il me parle de ses patientes et de la grande misère sexuelle, affective et psychologique de beaucoup d’entre elles. Lorsque lui, homme, médecin, doit ausculter une femme et donc toucher une partie de son corps, il a souvent à faire à des réactions démesurées de sa part. “C’est difficile”, me confie-t-il. Il m’explique ensuite comment il fait pour essayer de convaincre d’arrêter d’exciser. “C’est en entrant dans leur système de pensées qu’on a une toute petite chance d’y arriver. Alors je fais un cours d’anatomie. Voici l’anus, pourquoi Dieu a-t-Il créé l’anus? Et pourquoi Dieu a-t-Il créé l’utérus, et le vagin?… et pourquoi Dieu a-t-Il créé le clitoris? Pensez-vous que Dieu aurait pu se tromper en créant un organe inutile?”… Il continue… “L’excitation, les sécrétions… comprenez vous le génie du Créateur qui a pensé à tout pour faciliter l’introduction du pénis dans le vagin?”

Nous entrons maintenant dans un quartier où la vision et l’odeur me prennent à la gorge. C’est une vaste poubelle. Avec sa petite voiture, le docteur se faufile dans les rues défoncées. Au passage j’aperçois à l’intérieur d’un logement, une famille assise par terre autour d’un gros tas d’ordures en train de trier. L’image de cette scène saisie au vol s’imprime pour toujours dans ma mémoire. Je suis retournée, j’ai même oublié pourquoi nous sommes là. Est-ce que le docteur veut me montrer l’écrasante misère de son pays? Mais lorsqu’une femme s’adresse à lui par la fenêtre ouverte, je réalise que tout le monde le connaît et qu’il connaît tout le monde. C’est ici qu’il a choisi d’exercer son métier. “Parmi les plus pauvres des pauvres,” me dit-il, “là où les rats mordent les enfants et les maladies réduisent les espérances de vie à peau de chagrin”. Arrivés au sommet de ce quartier-poubelle, les portes du centre copte1 qu’il dirige s’ouvrent devant nous. Un homme vient nous saluer et nous offre un morceau de pain béni. Sonnée, je le mange, sans savoir comment appréhender ce qui n’est pour moi que du pain.
Je me disais 'je cherche sans chercher' (Un film à faire? Quel film? Pour dire quoi de ce monde? Qui aurait quel sens pour moi et pour les autres?). Mais ce que je cherchais surtout c'était à être traversée, avec ce grand privilège des voyageurs de pouvoir franchir les frontières, aller d'un milieu à un autre, d'une classe sociale à une autre, du plus pauvre au plus riche. Au Caire, j'ai rencontré quelques fortunés qui vivent sur leur planète, passant de leur voiture confortable et climatisée à divers lieux confortables et climatisés. J’ai aussi rencontré beaucoup d’artistes et d’intellectuels (peintres, écrivains, musiciens, cinéastes... ), des personnes cultivées qui se sentent souvent prises en étau au sein de cette société en majorité pauvre et illettrée, entre un gouvernement corrompu, incompétent, toujours inquiétant, et la montée d’un obscurantisme toujours plus influent.

  Hoda par exemple, cette plasticienne, est inquiète. Elle vient d’être censurée, et menacée. Son installation était constituée de chaussures en bois comme les femmes en portent au hammâm, sur lesquelles elle avait peint des calligraphies. Un religieux passé par là avait crié au scandale: “elle piétinait la religion” ! Tout un tapage a ensuite été monté en épingle jusqu’à interdire l’exposition. “La frontière entre ce qui sera et ne sera pas accepté est changeante et imprévisible”, me confie-t-elle, “Jusqu’où iront-ils? Et pourrai-je encore travailler?” Je lui fais part à mon tour de mes inquiétudes en France, où la liberté de création subit la pression du libéralisme économique. L’une et l’autre artistes, nous faisons le même amer constat, nous vivons chacune dans nos sociétés depuis quelques années, une ère de régression.

Le lendemain je rends visite à un écrivain qui m’accueille comme s’il m’attendait. Proximité, complicité, nous nous parlons comme si nous nous connaissions depuis toujours. “Un Egyptien normal est quelqu’un qui a peur,” lâche-t-il. “La police a tous les droits, y compris celui de rentrer chez vous, de fouiller et de vous emmener sous quelque prétexte que ce soit. La copie faite maison du DVD que vous m’apportez par exemple, un livre qui n’est pas passé par la censure... ici ils pourraient facilement trouver plusieurs objets pour m’arrêter. En Egypte, chaque foyer recèle quelque chose d’illégal et tout le monde a peur sauf les riches qui peuvent payer le bakchich.”

Down-town. Je trouve la plaque “Rue Shampolion”, puis le numéro 35 où se trouve la maison de production de Youssef Chahine. Les immeubles “fin de siècle” de ce quartier attestent d’une richesse passée. Style Art-déco, marbres, miroirs, cages d’ascenseur boisées … mais tout semble avoir été abandonné, sans aucune maintenance. La nostalgie filtre à travers les fenêtres recouvertes de l’épaisse poussière noire d’un siècle de négligence. Vraie frayeur dans l’ascenseur branlant. Arrivée au 4ème étage, le producteur de Chahine, bel homme intelligent et distingué, me reçoit très courtoisement alors que j’arrive sans rendez-vous. Il me donne de sombres nouvelles du cinéma d’auteur égyptien. “Les coûts ont doublé,” m’explique-t-il, “l’aide publique égyptienne est toujours quasi-inexistante et les aides européennes ont diminué de moitié. Faites le calcul.” Il m’énumère ensuite la liste des neuf pays arabes qui ne donnent jamais un centime pour les films de Chahine. Lorsqu’il mentionne l’Arabie Saoudite je m’en étonne, ils sont si riches. “Le cinéma est interdit dans ce pays” me répond-il. Lorsque je lui demande si la solution viendra à son avis des nouveaux moyens de diffusion sur internet, il me répond que le piratage empêche d’y croire. Non décidément, ce n’est pas pendant mes vacances en Egypte que je pourrai échapper à la liquidation -- partout -- du cinéma d’auteur. Mais ces rencontres avec tous ces artistes me donnent de l’espoir aussi, car tous sont lucides sur l’état du monde et ils résistent à leur façon.

Ballade un soir dans le vieux Caire islamique. Je rentre dans plusieurs mosquées et y découvre avec étonnement toute une vie que je n’aurais pas soupçonnée. Beaucoup d’hommes sont en prière bien sûr, seuls, concentrés dans un ailleurs bien à eux. Mais d’autres bavardent en petits groupes, allongés sous les ventilateurs, les uns à côté des autres en chaussettes sur les épais tapis. Je devine là des lieux de confidence, de fraîcheur et de calme offerts aux hommes. Aucune femme. A part moi, je n’en croise qu’une seule qui semble être une malade mentale. Ai-je le droit d’être là finalement? Je sors et trouve à l’extérieur une vie formidable qui irrigue, malgré l’heure tardive, le dédale des rues médiévales. Au croisement de deux chemins, une chaise vide est là, faite de bric et de broc. Je m’y assois et prends racine. Personne ne me voit, je disparais. Des milliers de choses à regarder, je pourrais rester là pour l’éternité… Soudain mon téléphone portable se met à vibrer dans ma poche, j’entends la voix de l’écrivain rencontré la veille qui m’appelle. “Ah tiens bonjour! Si vous saviez où je suis!…”



Assouan


J’arrive sur l’île de Sehel, dans la grande maison bleue lavande recouverte de nattes végétales. La famille nubienne de mon ami d’ami d’ami me reçoit comme si j’étais des leurs. Dès nos toutes premières paroles, j’éprouve une profondeur.
-“Comment ça va? Comment va la famille?
-“Maintenant, ça va.
-“Pourquoi “maintenant”?
-“La mère est morte. Il y a quatorze mois.”
Je demande à voir une photo et je découvre une très belle personne, digne, peut-être autoritaire. Je ressens le séisme qu’a produit la disparition de cette femme, sans doute le pilier de la famille. Je vais serrer la main au père, un vieux monsieur tout habillé de blanc, qui m’accueille très cordialement. Il ne quitte plus la chambre, allongé sur son lit devant le ventilateur. Je le vois dormir ou regarder dans le vide toute la journée. Chacun des membres de la famille s’empresse d’aller le voir à tour de rôle lorsqu’il demande quelque chose par la porte toujours grande ouverte. Ses yeux sont intelligents, son esprit encore complètement présent. Je sens la fin tranquille d’un règne.



Encore plusieurs degrés de plus qu’au Caire mais 0% d’humidité. J’aime traverser cette expérience physique de la chaleur, sentir mes organes ralentir, ne plus éprouver de faim, ne boire que quelques gorgées de thé, devenir légère dans mon corps qui ne transpire même plus… Mais cette chaleur est pesante pour les êtres vivants, les humains comme les bêtes, qui doivent la subir plusieurs mois par an, elle freine vraiment leur vie. Abiba la petite fille, a trop chaud ce jour-là, son ventre brûlant inquiète sa mère. On l’oblige à s’allonger près du climatiseur mais elle préfèrerait chahuter. Alors Awed, son oncle, la menace avec le bout de tuyau d’arrosage. Visiblement elle connaît déjà la douleur des coups cinglants et obéit immédiatement, mais elle demande à sa mère de venir la rejoindre. Alors Sita, dont je trouve les formes si belles, s’allonge par terre sur la natte à côté d’elle et la prend dans ses bras. Lovées l’une dans l’autre, elles s’endorment bientôt. Les vieux surtout semblent usés par cette chaleur qui tire sur leur corps. Dans une ruelle du village, j’ai vu une vieille femme abattue, couchée à même le sol à l’ombre, qui paraissait morte.

Lorsque j’ouvre mon guide touristique, “la colère me monte au nez”, ce que j’y lis traduit exactement ce que je hais : “Les jardins botaniques d’Assouan. D’une superficie de 6,8 hectares, ce paradis tropical regorge d’oiseaux et de centaines d’espèces végétales. Malheureusement, les jardins ont perdu un peu de leur lustre; certaines plantes commencent à donner des signes de faiblesse. Néanmoins, l’endroit est encore très agréable, sauf le vendredi où il est envahi de foules associant pique-nique et stéréo”. Excusez bonnes gens, habitants d’Assouan, pouvez-vous dégager? Vous nous gachez le paysage.

A Assouan, je me suis sentie piégée entre deux violences. La violence des touristes qui regardent le spectacle du monde au pas de course, considérant leur voyage comme une série de tableaux folkloriques ou de conférences instructives selon leur classe sociale. Se déplaçant en groupes, encadrés et pressés par le programme en général chargé de leur circuit acheté à l’avance, ces touristes n’ont d’autres rapports avec les habitants que distants et marchands. Là une ruine antique avec éventuellement les explications d’un(e) égyptologue, là une fête en costumes organisée dans le créneau horaire, là le plat traditionnel servi dans le restaurant qui peut fournir autant de couverts… et enfin, avant de remonter dans le car, un peu d’artisanat local “que vous pourrez acheter si vous voulez.”

A Assouan, le souk à touristes est insupportable. Et dire que cette terrible industrie de masse a presque (ou déjà?) pollué tous les beaux endroits du monde, en le vidant de son sens, en le réduisant à un commerce de camelotte humiliant pour tout le monde. Quand je le parcours je suis triste à pleurer, saisie d’effroi de voir qu’une fois de plus dans ces zones, il n’y a plus rien.

A Assouan, le spectacle des bateaux pour touristes garés le long de la corniche, est particulièrement affligeant. Hauts comme des immeubles laissant échapper constamment fumées et ronflements de moteur, ils cachent le Nil en dévoilant par leurs fenêtres des intérieurs luxueux. Sur les ponts, se trouvent les piscines et les transats. Je me souviens de cet homme, obscène, qui exhibait sa bedaine dégoulinante par dessus son maillot de bain ultra-mini, sa peau rouge écrevisse en plein soleil. Il téléphonait… appuyé sur la balustrade du bateau face à la vie de la corniche qui visiblement n’existait pas pour lui.

Et puis il y a l’autre violence, celle de la pauvreté de tous ceux qui tentent de (sur)vivre de ce tourisme. Réduits à s'abaisser à cette médiocrité et à la mendicité. Ceux-ci ne me voyaient que comme une touriste de plus à arnaquer. J'ai donc fui Assouan et j'ai passé la plupart de mon temps dans “ma” famille sur l'île de Sehel.

Un jour, je suis assise sur la rive avec Sita et quelques autres gens du coin, nous attendons tranquillement la petite barque qui fait les traversées entre l’île et le continent. Soudain un bateau de touristes surgit qui vient accoster à côté de nous. Ils dégainent leur appareil photo et nous “shootent”! Pour la première fois de ma vie, j’étais traitée comme une autochtone qui compose un paysage pittoresque. Là encore je reçois la violence de plein fouet. Décidément Assouan… Avec mes cheveux noirs, mon foulard noir, ma robe noire, ils m’avaient bien sûr prise pour une Egyptienne. Mais quel étonnement! lorsqu’ils ont vu l’Egyptienne que j’étais, les prendre eux-mêmes en photo comme des représentants vivants de l’état du monde.



Le premier jour dans la maison sur l’île, l’homme de la famille commande à sa femme de nous faire à manger, pour lui et pour moi. Chargée d’un large plateau, Eptissame revient en nage de sa cuisine qui, sans aération, doit bien faire 50°C. Je la remercie en essuyant les gouttes de sueur sur son front, mais je me sens mal dans cette situation insoutenable. A la prochaine occasion, j’expliquerai que je préfère manger avec les femmes, si et quand les femmes mangent, et puis que je souhaite autant que possible aider au travail de la cuisine.

Passer du temps donc, beaucoup de temps avec les femmes... C’est ma place, c’est là que je suis bien, avec elles. Dormir ensemble, boire du thé, jouer avec les sonneries des téléphones portables (de bien jolies musiques arabes), puis à nouveau s'allonger et sombrer dans nos rêves en attendant que la chaleur baisse... Souvent je n’arrive pas du tout à comprendre ce qu’elles se disent. Alors je me laisse porter par la musique de leur voix et je les regarde. J’aime la beauté de leur corps, de leurs postures toujours dignes malgré la chaleur. Je m’ennuie mais j’aime cette qualité d’ennui, ce ralentissement de tout.



On s'aime beaucoup je crois, et puis on arrive un peu à se comprendre lorsqu’il s’agit des choses matérielles. Mais je suis frustrée, j’aimerai tellement pouvoir parler de la vie. Je leur fais toucher l’implant contraceptif que j’ai dans le bras, mais à part leur surprise et leur incompréhension lorsque je leur dis que je n’ai pas d’enfant, la conversation s’épuise très rapidement. L’essentiel se passera autrement, sans les mots, et me laissera des impressions sans doute plus indélébiles.

Sabbah aime ma peau blanche et dit qu’elle me trouve belle. Pour elle les peaux noires ne sont jamais enviables. Je lui dis que pour moi au contraire, de toutes les peaux du monde, ce sont les noires que je trouve les plus belles. On rapproche nos bras, on se touche, on compare, on rit… Intérieurement je me dis ‘tiens, une fois de plus, cette histoire de peau qui me poursuit’.

Ce matin, levée à l’aube pour découvrir avant l’arrivée des groupes et des guides, les tombeaux gravés de scènes pharaoniques et de hiéroglyphes, sans doute les premières écritures de tous les temps. Je suis bouleversée. Ces traces qui parviennent jusqu'à moi après avoir traversé tous ces siècles sont d’une incroyable force, finesse, humanité!...  Elles me parlent directement. C’est pourquoi, dans ce pays qui regorge tant de richesses, j’ai toujours préféré voir moins de ces vestiges, mais rester longtemps sur place, en allant vers toujours plus de solitude, cette solitude propice au silence, au recueillement, pour contempler leur beauté et sentir la puissance de leur présence.